Archive pour la catégorie ‘Inde’

« L’Inde vous avez aimé ? »

Samedi 5 avril 2003

Suresnes, 5 avril 2003

Tôt le matin du 5 avril 2003, Raoul Piche est parti acheter trois bricoles dans la rue. Il en est revenu troublé et l’a exposé à Rose :

- Incroyable ! dehors il n’y a personne, aucun bruit, pas de klaxon, pas de deux roues, pas un tricycle, uniquement des voitures neuves, toutes immobilisées le long des voies.

- Normal, lui a répondu Rose avec son a-propos habituel, un dimanche à 8 h du matin dans les rues de Suresnes les rickshaws sont rares, les piétons aussi, quant aux voitures tu crois qu’elles sont neuves simplement parce qu’elle n’ont pas 20 ans…

- C’est vrai, ça. J’oubliais que nous n’étions plus « là-bas »

Eh ! oui, pour Rose et Raoul Piche le voyage est terminé. Ils ont parcouru 7500 km vers l’ouest et 30 degrés vers le bas sur le thermomètre, brrrr, pour se retrouver à leur point de départ d’il y a trois mois. Trois mois d’étonnement, de surprises, de découvertes, d’irritations, de déceptions, de dégout parfois, mais aussi de plaisirs, de rencontres, etc. Voyager en Inde ne laisse pas indifférent, les sentiments les plus contradictoires se mêlent. A la question rituelle « avez-vous aimé ?», la réponse n’est pas simple.« Oui » Rose et Raoul ont aimé le voyage qu’ils ont effectué mais cela ne signifie pas qu’ils ont aimé l’Inde ou plus précisément la société indienne. Mais de cela Raoul reparlera plus en détail, en prenant un peu de temps pour le faire, histoire de démêler les sentiments et les informations contradictoires qu’il ramène.

C’est à regret que nous abandonnons ce rendez-vous avec vous. Nous espérons ne pas vous avoir ennuyé et souhaitons vous retrouver très vite les uns et les autres  « de visu », « de auditu » ou par mail. Recevez nos meilleurs baisers en témoignage de notre amitié et de notre affection, Rose & Raoul

L’Inde est à l’image de sa plomberie…

Lundi 10 mars 2003

Varanasi, 10 mars 2003

Est-ce d’avoir plongé les mains dans l’eau du Gange? Est-ce d’avoir caressé les sculptures érotiques des temples de Kajurao? Toujours est-il que Raoul se demande si pour comprendre l’Inde, sa complexité, ses contradictions, sa grandeur, il ne convient pas d’examiner sa plomberie. Il pense, en effet, qu’elle est le reflet en tout point de l’image de ce pays.

En Inde, il suffit parfois de tourner un robinet pour que l’eau chaude parvienne instantanément au lavabo. Mais rarement.

Parfois, l’eau arrive mais demeure obstinément froide.

Parfois, elle n’arrive pas parce qu’il faut, au préalable, ouvrir un petit robinet situé sous le lavabo.

Parfois, le robinet tourne sans fin et reste dans la main.

Parfois, le robinet fonctionne mais il n’y a plus de lavabo dessous.

Parfois, l’eau reste froide parce que le robinet d’eau chaude occupe la place du robinet d’eau froide. La présence d’une pastille rouge très voyante sur un robinet ne préjuge jamais de la fonction du dit robinet.

Parfois, les robinets sont à leurs places, ils tournent normalement, le lavabo est là lui aussi mais l’eau est coupée…à cause d’une panne d’électricité. L’écoulement du lavabo s’effectue parfois via un siphon et un tuyau encastrés dans le mur. Mais rarement.

Parfois, un tuyau en plastique part de la bonde pour arriver au ras d’une grille d’évacuation. Parfois ce tuyau s’interrompt à mis hauteur assurant le rinçage simultané des mains et des pieds de l’utilisateur.

Les robinets de douche suivent plus ou moins les mêmes lois que les robinets de lavabo mais le chauffage de l’eau offre une passionnante diversité.

Parfois, il suffit de tourner le robinet d’eau chaude pour que celle-ci s’écoule du pommeau de la douche. Mais rarement.

Parfois, il convient de mettre en route un cumulus électrique ce qui ne soulève guère de difficulté puisqu’interrupteurs et contacts dénudés sont situés à quelques centimètres seulement du pommeau. Le nombre d’électrocutés ne faisant pas la une des journaux, prouve la puissance du divin dans ce pays (ou les lacunes de la presse mais il s’agit là d’une vison étroite de l’Inde).

Parfois, il suffit de commander le chauffage d’un cumulus à bois la veille du jour prévu pour la douche. Parfois, l’eau arrive dans un baquet livré par un employé. Dans ce cas, on parle “d’eau courante”.

Mais c’est avec les toilettes que la plomberie indienne tutoie le sublime. Qui d’autres que des Indiens pouvaient réunir en un même objet un wc à l’européenne et à la turque à la fois? Shiva et Vishnou en une seule cuvette !

Par crainte de lasser, ce plongeon dans les tréfonds de la société indienne en restera là, laissant planer à tout jamais les mystères des évacuations des déjections humaines. L’Inde possède sa part de merveilleux que Raoul se voudrait de galvauder.

Le Gange fleuve sacré, sacré fleuve !

Vendredi 7 mars 2003

Varanasi, 7 mars 2003

Bénarès est célèbre pour ses bains purificateurs dans le Gange et pour ses crémations à l’ancienne, au feu de bois. Depuis quelques années Bénarès s’appelle Varanasi. Les guides touristiques ayant informé Rose, Raoul Piche que chaque jour “150 000 pèlerins arrivent à Varanasi” et que “près de 150 corps sont brûlés sur les bords du Gange”, les voyageurs s’attendaient à une ambiance Palavas-les-Flots, en plus mystique, mais avec les mêmes odeurs de barbecue. Ils ont été déçus.

Une première fois ils se rendent sur les escaliers (Ghats) qui descendent jusqu’au fleuve. Est-ce l’heure tardive de la matinée? Peu d’Indiens pratiquent des “pujas” (prières) avec ablutions dans le Gange. Ils y retournent une seconde fois, plus tôt, et longent la rive en barque. La fréquentation n’est pas beaucoup plus forte. Mais la vision de la courbe du fleuve bordé par des kilomètres d’escaliers dominés par des bâtisses pittoresques, parfois belles, ne manque pas de grandeur.

Pour en avoir le cœur net, Raoul se lève un matin très tôt et retourne sur les lieux au lever du soleil, moment privilégié pour les prières. Une grosse centaine d’Indiens, pas plus, se sont levés comme lui, à l’aube. La plupart sont agés. Les touristes, dans des barques passant sous leur nez, sont presque plus nombreux.

Déçu par ce manque de couleur locale, Raoul prend le parti de s’en réjouir : “finalement l’Inde bouge. Les superstitions régressent”, pense-t-il. Il ne résiste pas au plaisir de s’en entretenir avec un brahmane qui lui confirme son impression.

- C’est vrai, les jeunes préfèrent les “façons occidentales”. Et puis ils croient que le fleuve est pollué. Lui dit le vieil homme.

- Pas vous ? l’interroge Raoul.

- Je me baigne ici depuis 70 ans et je me porte très bien !

Raoul en reste coi.

Lors de leur première promenade Rose, Raoul, Etienne et Martine ont assisté à des crémations. Le “spectacle” est dur, choquant. Il incite à un certain recueillement. Néanmoins, Raoul intrigué par le volume relativement faible des bûchers et leurs dimensions insuffisantes glisse à l’oreille de Rose :

- Lorsqu’on cuit un poisson sur un feu trop étroit, que la tête et la queue dépassent des braises ce n’est pas gênant. Mais lorsqu’il s’agit des extrémités d’un être humain… je trouve que cela manque de professionnalisme.

Raoul n’a pas attendu pour voir si un intouchable “ramenait” ces extrémités sur la braise. Cela n’a guère d’importance, les “gros morceaux” non brûlés sont immergés dans le fleuve purificateur.

Mais de purificateur à pur il y a toute la distance qui sépare le mysticisme de la biologie. Elle est mesurée par le service de l’hygiène de la ville de Varanasi qui dans son analyse quotidienne de l’eau du fleuve indique à la rubrique “germes pathogènes” : “innombrables”. Une analyse que personne ne lit.

De toute façon, pour les Indiens mourir à Bénarès et y être incinérés est un bonheur car cela arrête le cycle des réincarnations. Si les “germes pathogènes” du Gange peuvent y aider, pourquoi s’en plaindraient-ils ?

Les limites de l’extrême : un voyage en bus Indien

Dimanche 2 mars 2003

Kajurao, 2 mars 2003

Voyager en Inde est facile. A preuve le parcours effectué par Rose et Raoul en compagnie d’Etienne et Martine depuis Kajuraho (extraordinaires temples) jusqu’à Varanasi (ex-Bénarès, célèbre pour ses bains et ses bûchers).

7 heures du matin, thé indien à la gare routière de Kajuraho.

7 h 20 les sacs à dos sont chargés sur le toit du bus.

7 h 30 sous les yeux ébahis de Raoul, le chauffeur installé derrière son volant joint ses mains, les porte à son front puis à sa poitrine et dit une prière, tel un toréador avant d’entrer dans l’arène. La partie promet d’être serrée.

Contact.

Une fumée bleue jaillit dans l’habitacle par un énorme trou autour du levier de vitesse qui laisse voir les entrailles du moteur et les tubulures d’échappement. Le bruit de formule 1 qui retentit, confirme que ces dernières sont largement percées. Dès les premiers tours de roue, les fumées sont canalisées sous la caisse de l’autobus évitant aux passagers d’être gazés.

Rose et Raoul Piche contemplent l’intérieur du bus. Un bus de tourisme standard indien. La crasse est partout en couches plus ou moins épaisses selon les endroits. Les nuances vont du gris pas trop léger au noir profond en passant par toutes les variétés de rose au marron rouge des traces de crachat de bétel en dessous des fenêtres. De multiples points d’encrage du mobilier intérieur sont dessoudés, ressoudés, voire dessoudés-ressoudés-dessoudés, offrant aux regards des amas vibrants de soudures inutiles. La vision à travers les fenêtres est difficile. Raoul crache sur une petite surface de l’une d’elles et frotte fort avec un papier pour tenter de redonner localement un peu de transparence. En quatre à cinq fois il y parvient. Rose s’interroge gravement ” Comment peut-on arriver à un tel degré de saleté ? “. Après réflexion la réponse s’impose à elle : du jour de leur mise en service ces engins n’ont jamais été lavés.

Lorsque la route est criblée de nids de poule le bus entre en vibration comme une navette spatiale avant son explosion. Mais par chance, un bus indien est plus fiable et parcourt plus de kilomètres qu’une navette. De temps à autres, les passagers sont projetés de droite et de gauche comme si la route comportait une subite courbe aussi serrée qu’inattendue. Non, la route est droite. Ces mouvements résultent d’une sèche manœuvre d’évitement des véhicules venant en face. Le chauffeur projette le véhicule sur le bas côté le temps du croisement pour le ramener tout aussi rapidement sur l’étroite bande goudronnée. Après trois heures de route, arrêt pipi, dans une gare routière. Raoul constate une nouvelle fois qu’il n’est pas utile de savoir lire l’hindi pour trouver les toilettes. Le nez suffit à guider vers le lieu convoité. Et ça repart. Les courts arrêts se multiplient dans la seconde partie du trajet pour embarquer ou débarquer des passagers plus ou moins lourdement chargés qui s’entassent dans l’allée du bus. Une femme debout, tenant un nourrisson dans les bras, le tend à Martine qui pouponne, ravie, mais inquiète de l’absence de couche du beau bébé. Les heures passent. La destination finale, Satna, sera atteinte après cinq heures de voyage. Soit 25 kilomètres à l’heure de moyenne pour effectuer 120 kilomètres. C’est tout de même beaucoup, beaucoup plus rapide qu’à pied.

A l’arrivée nos voyageurs s’entassent dans un rickshaw pour gagner la gare où ils espèrent attraper le train de Varanasi.”Les voyages en train sont bien plus confortables qu’en bus », claironne Raoul.

La suite lui prouvera que non.

Les limites de l’extrême, le voyage en train Indien

Samedi 1 mars 2003

Orchha, 1 mars 2003

Rose, Raoul, Martine et Etienne ont beau scruter chaque wagon du train qui entre en gare en roulant lentement devant eux, pas une place ne semble libre. Une fois à bord, Raoul et Etienne parcourent cinq à six voitures et voient leur première impression confirmée. Le train est plein. Et lorsqu’un train indien est plein, il est plein ! Enfin non, justement, les Indiens parviennent toujours à le remplir un peu plus. Ainsi feront nos voyageurs.

Rose et Martine se voient offrir deux petits bouts de banquette. Etienne s’installe sur un sac de voyage dans le couloir de passage et Raoul sur un bidon de 50 litres de “résine synthétique Flacofix”.

Le train est à peine en route qu’un mendiant jouant d’une flûte au son de cornemuse ouvre, sous le nez de Martine, un panier en osier d’où se dresse un cobra. Martine se ratatine sur son coin de banquette, mais refuse de céder à cette “mendicité agressive”. Suit un defilé qui oblige Raoul et Etienne à s’effacer pour laisser passer successivement : les vendeurs d’omelettes, de thé, de bonbons, d’eau, de samousas, de peignes et de stylos (dans le même paquet), de pistolets d’enfants, de crécelles (grrrr!!??!!##), de cigarettes, de plats cuisinés, de montres, de cacahuètes, de salades oignons-tomates-pois-chiches, de biscuits, sans compter le monsieur qui va faire pipi, celui qui en revient et tous ceux qui passent par là on ne sait trop pourquoi.

Etienne finit par repousser quelques bagages sur une couchette supérieure pour s’asseoir là-haut, ses jambes passant au-dessus de la tête des voyageurs assis dessous. Car ce train est un train couchette qui relie deux villes indiennes éloignées, en plus de 40 heures. Les passagers “habitent” ces wagons plus qu’ils ne les occupent. Après le second passage du charmeur de serpent, Martine, Etienne et Rose se plongent dans leurs livres ce qui intrigue fort autour d’eux. Dans ce train personne ne lit. Raoul quitte son pot de résine pour parcourir le wagon. Ici une personne allongée avec une serviette de bains sur la tête occupe toute une banquette inférieure (sa couchette) tandis que quatre personnes assises se partagent celle qui lui fait face; là des enfants sont installés entre les jambes d’un père ou d’une mère; ailleurs des musulmans barbus coiffés de leur calotte discutent; une famille de 23 personnes dont 8 enfants occupent un compartiment de 6 couchettes avec bagages et réserves d’eau. La plupart des gens sont correctement vêtus, voire un peu endimanchés pour ce long voyage. Valises, sacs de jute, sacs de toile, malles en fer blanc sont partout : dans le couloir, dans les espaces entre les sièges, sous les sièges, sur les couchettes supérieures, dans les intervalles entre les wagons, etc. A la moindre gare, le train marque un arrêt de près de dix minutes. Souvent il stoppe en pleine voie. A chaque fois, Raoul saute sur le quai ou sur le balast comme nombre de passagers indiens. Puis, lorsque le train redémarre, il retourne sur son pot de résine “Flacofix”. Le bébé de la voisine de banquette de Rose commençant à pleurnicher sa mère soulève son sari et lui donne très discrètement le sein. Les bébés indiens ne pleurent jamais très longtemps, chaque fois les mères répondent par le même geste.

Nouvel arrêt. Raoul quitte son pot, saute à terre et se dit que décidément ce train passe plus de temps immobile qu’en route. Nouveau départ. Cette fois-ci, Raoul reste en compagnie de deux Indiens assis face à la porte grande ouverte du wagon, les jambes sur les marches. Dans ses instants de bravoure, le train ne dépasse jamais 80 km/h, ce qui le rend plutôt confortable. Arrêt de près d’une heure dans la grande ville d’Allahabad. La nuit tombe. Les arrêts suivants s’effectuent dans des gares rendues obscures faute d’électricité. Dans le train, les passagers se préparent pour la nuit et soulèvent les dossiers des banquettes  pour les transformer en couchettes. L’espace vital se réduit considérablement pour les passagers assis “sans réservation”.

Neuf heures après avoir quitté Satna à 140 km de là, les faubourgs d’une grande ville approchent. L’allure se ralentit progressivement et finalement tel un cétacé épuisé l’immense train s’échoue le long du quai de Varanasi. Il n’aura fallu que 16 heures à Rose et Raoul Piche pour parcourir en bus puis en train en compagnie d’Etienne et Martine, les 240 km qui séparent Khajuraho de Varanasi, soit 15km/h de moyenne.

- On aurait pu le faire à bicyclette, lance Rose, goguenarde.

- Avec les sacs à dos, à bicyclette ? Tu y as pensé aux sacs à dos ? lui répond Raoul.

- Et les collines après Khajuraho, tu y as pensé aux collines ? lui dit Etienne.

Rose qui ne se voit pas pédaler dans les collines “après Khajuraho” avec son sac sur le dos s’avoue vaincue et reconnaît que les bus et les trains indiens “s’ils n’existaient pas il faudrait les inventer.”

Couper les mains pour lutter contre la concurrence

Mardi 25 février 2003

Agra, 25 février 2003

Il est des lieux tellement photographiés, filmés, reproduits en image sous tous les angles que l’on craint d’être deçu lorsqu’on s’apprête à les voir “pour de vrai”.

En se dirigeant vers le Taj Mahal avec leurs amis Etienne et Martine, Rose et Raoul éprouvaient cette crainte. Mais non, le Taj Mahal ne deçoit pas. La beauté du lieu est saisissante, l’harmonie du bâtiment, les nuances colorées du marbre dont il est constitué, l’immense allée qui y conduit, la fine marquetterie qui l’orne confinent à la perfection.

Un chef d’œuvre pour l’amour d’une femme.

Car le Taj MAhal a été voulu par un empereur éperdument amoureux de sa femme afin qu’elle y repose après sa mort en couche (la 14 ème à l’âge de 35 ans…). Pour être sur d’obtenir de son architecte le mausolé digne de sa tendre, l’empereur a eu recours à une technique de management incitatif novatrice : il a fait mettre à mort la fiancée de l’architecte pour que celui-ci ressente ce qu’est la perte d’un être aimé et se trouve dans les dispositions ad hoc pour créer l’œuvre attendue. Cela a très très bien marché. Et, comme à cette époque la clause de non concurrence n’existait pas, les artisans du chantier ont eu les doigts ou les mains coupés pour qu’ils n’aillent pas produire une merveille semblable ailleurs.

Mais le sang sèche très vite sur les oeuvres d’art. Quelques moussons suffisent à parfaire le nettoyage. Alors, il ne reste plus que la beauté à l’état pur, dégagée de sa gangue historique et du misérable destin de ceux qui l’ont fait naître.

C’est Mozart qu’on assassine

Dimanche 23 février 2003

23 février 2003

Sur la banquette du train brinquebalant, huit passagers se font face dont Rose et Raoul.

Un bébé complètement emmitouflé a été glissé sous le siège par sa mère. Les personnes assises écartent les pieds pour ne pas “shooter” dans le petit corps. Deux femmes sont couchées dans l’allée qui sépare les deux côtés du wagon. Trois autres sont installées à même le sol dans le passage entre les portières, derrière la banquette. Elles voyagent ensemble, sans homme à leurs côtés, et paraissent emporter tout ce qu’elles possèdent : des ballots de vêtements, des bassines, rien. L’une d’elle profite de la fenêtre ouverte où se tient Raoul pour faire flotter à l’extérieur un sari afin de le sécher.

Pendant cette opération qui dure, sa fillette d’une dizaine d’années, debout dans l’allée, habillée de haillons, regarde en direction de Rose. Son regard luit d’intelligence, elle sourit légèrement avec un petit rictus en coin.

Elle est magnifique.

Lorsque Rose lui offre un bonbon, elle refuse dans un vigoureux geste de dénégation de la tête accompagné d’un sourire franc, généreux qu’illumine ses yeux qui redoublent de vivacité. Sa réaction totalement inattendue, empreinte d’une grande dignité la rend encore plus belle.

Rose et Raoul échangent trois mots par lesquels ils confirment une pensée identique. Cette fillette ressemble étonnement à celle d’amis très proches lorsqu’elle avait le même âge. Même sourire, même plissement des yeux, même regard vif et intelligent, même port fier. L’une est Indienne, l’autre Française et bien qu’aussi richement dotées par la nature l’une que l’autre, leur destin n’aura rien de commun.

La Française, aujourd’hui âgée de 26 ans, a parcouru le monde, cultivée, diplômée, elle débute une vie de femme ouverte à tous les devenir.

A 26 ans la fillette indienne devenue femme effectuera probablement un voyage dans un train, son bébé emmailloté posé sous la banquette, elle séchant son sari à la fenêtre ouverte du wagon. Rien de sa vivacité, de son intelligence, de sa fierté, de sa beauté n’aura été nourri par des parents ou des maîtres instruits. Son pays se privera d’elle comme il se prive de milliers de ses semblables.

Assis sur son siège Raoul contemple la fillette en se demandant si, plus que les mendiants, plus que les infirmes, plus que les immondices qui jonchent les rues ce ne sont pas ces superbes enfants à l’avenir sacrifié qui marquent le sous-développement d’une nation.

Projection Bollywodienne dans le plus beau cinéma du monde

Lundi 10 février 2003

Jaipur, 10 février 2003

Hier soir Rose et Raoul Piche ont été au cinéma. L’événement serait banal s’ils ne s’étaient rendus au Raj Mandir de Jaipur, un cinéma unique en Inde autant dire au monde. Tellement prisé qu’il faut réserver ses places à l’avance. Le Raj Mandir comporte un immense hall d’accueil qui fait office de foyer comme dans un theâtre. Lorsqu’on entre, ses innombrables moulures alliées aux couleurs pastel des murs et du plafond donnent l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un choux à la crème. Lorsque l’on accède à la salle de projection à proprement parler c’est dans la partie chantilly du gâteau que l’on se trouve avec ses volutes de stuc comme autant de couches de crème immaculée.

Le film du jour, “Kushi”, comporte les ingrédients immuables du film Boliwoodien version 2003, à savoir :

Un robuste scénario en trois temps :

-1) Deux jeunes indiens, aussi peu colorés que possible, voient leur amour éclore à l’université où ils étudient l’informatique (dbase III, visual basic…)

-2) Cet amour contrarie le mariage arrangé par le riche papa de la jeune fille (un papa très présent, la maman, elle, est occupée ailleurs, on ne la voit guère)

-3) Final : l’amour triomphe.

- Des seconds rôles et des développements parmi lesquels figurent immanquablement :

-> les amis de l’université (avec le rigolo de la bande)

-> les riches parents du jeune homme, le papa surtout (la maman pleure tout le temps)

-> quelques méchants mafieux dont le jeune homme triomphe en un combat héroïque en présence de la jeune fille, subjuguée.

des décors de rêve : villa et appartement du luxe le plus achevé, voitures du même métal, ordinateurs partout, quartiers résidentiels aussi aseptisés que ceux de Lausanne, bref l’Inde au quotidien. Mais l’essentiel du film indien sont les scènes de chants et de danses. Elles illustrent le moment où l’un des deux héros rêve ou se projette en imagination, ce qui autorise des chorégraphies “débridées” ou romantiques sur fond de splendides paysages européens ou américains. Dans “Kushi”, 2003 oblige, la musique traditionnelle a été remplacée par du hip hop indianisé pour les scènes “hard” et par des sirops de violon pour les scènes “soft”. Le tout servi par la sono exceptionnelle du Raj Mandir. Réflexion de Raoul au sortir de la projection: “on regarde “Kushi”, on ferme les yeux, on imagine exactement l’inverse et on a une idée de l’Inde actuelle.”

Sacrés rats de Karni Mata !

Lundi 10 février 2003

Bikaner, 10 février 2003

Raoul a dû un peu forcer Rose pour qu’elle se rende au temple Karni Mata de Deshnok dans le Rajasthan. Il n’a pas compris pourquoi cette réticence. Rose s’est accoutumée à côtoyer les vaches sacrées et elle aime bien les animaux, alors pourquoi pas Karni Mata ? Parce qu’on y vénère des milliers de rats grassement nourris qui courent entre les pieds des fidèles et des visiteurs ? Raoul a du mal à le croire. Dans ce temple les rats sont partout : la moindre arabesque de fer forgé en porte un, la plus petite anfractuosité en abrite d’autres, ils sont cinquante à laper avec frénésie dans une énorme écuelle de lait et autant dans le saint des saints à s’empiffrer des sucreries offertes par les fidèles. Les divinités sillonnent les cours du temple dans tous les sens, en silence. Des blessures sanguinolentes aux pattes et à la tête témoignent que, parfois, les rats sacrés ne se considèrent pas comme tels entre eux. Rose n’a pas eu la chance qu’une divinité marche sur ses pieds ce qui aurait été un heureux présage. Quant à lui faire ingérer une miette de nourriture préalablement mâchée par un des occupants du temple, ce qui est, parait-il, l’assurance d’une protection divine à toute épreuve, Raoul n’a même pas osé le lui proposer.

La visite de Karni Mata a ravi Raoul, qui voulait savoir jusqu’à quelle hauteur la sacralisation, la dévotion et la quête du suprême pouvaient s’élever. Il tient la réponse : à l’infini!

Zique à couper le souffle à la mosquée

Dimanche 9 février 2003

Nagaur, 9 février

Le spectacle en plein air a déjà commencé lorsque Rose, Raoul, et leurs amis Chloé et Pierre s’assoient discrètement par terre, parmi la foule. Une minute ne s’est pas écoulée qu’on les prie de venir s’installer au pied de la scène, devant tout le monde, aux places d’honneur. Coussins, draps blancs, les chaussures ôtées, la petite troupe prend ses aises. Las, on leur fait comprendre qu’ils sont affalés sur les places du maire et des autorités mais qu’ils peuvent s’asseoir juste un rang en arrière. Si fait. Un peu de chants mais beaucoup de sketches en hindi décident Rose et Raoul à s’éclipser sans discrétion.

Le lendemain le spectacle a lieu dans une mosquée vieille de trois cents ans au nord de la ville. “Cette fois-ci pas question de se laisser piéger aux premières loges, lance Chloé, on reste une petite heure et on s’en va”. Jeux de lumière, décorations, cadre superbe, les quatre compères progressent avec précaution dans l’enceinte au sol de marbre, ponctué de mini-tombes de la taille de boites à chaussures qui constituent autant d’obstacles douloureux pour les pieds nus. Accueillis avec trop de chaleur par le maître des lieux, Raoul tente l’esquive “nous allons revenir pour le début du spectacle mais en attendant nous sortons pour manger un peu”. Juste ce qu’il ne fallait pas dire : en un éclair, un lunch improvisé leur est offert avec moult égards et infinie sollicitude dans une petite pièce ceinte de coussins et de draps blancs tendus sur de minces matelas posés à même le sol. Une visite particulière de la mosquée s’en suit puis l’installation au premier rang des spectateurs à proximité de personnages dont l’importance est inscrite dans la raideur de leur posture et l’impassibilité de leur visage. Des processions de fidèles venant de temps à autres déposer à leurs pieds des billets de banque ne laisse aucun doute sur leur statut. Et le concert de chant et de musique commence. Epoustouflant. La puissance des voix, le rythme, l’enthousiasme de la foule aux crescendo des percussions saisissent Rose, Raoul et leurs amis. Les morceaux de quinze à vingt minutes s’enchaînent sans répit ni temps mort, couvrant le brouhaha des spectateurs. Plus question de s’éclipser en dépit de l’inconfort de la position en tailleur. Minuit passe, la formation qui transporte l’auditoire achève sa prestation. Chloé et Pierre suivis par Rose et Raoul s’empressent auprès des musiciens pour savoir où acheter un CD de leur musique. Une foule de jeunes garçons s’agglutine autour d’eux, de plus en plus dense comme si les divas étaient les occidentaux ou plus précisément les occidentales et non les artistes. Cachée dans la foule, une main subreptice pince les fesses de Chloé, plus tard ce seront celles de Rose. Des divas vous dis-je !

L’art d’acheter un chameau

Samedi 8 février 2003

Nagaur, 8 février

Sur la crête d’un monticule de terre qui domine le désert, les trois chameaux avancent de leur pas de sénateur. Seules les clochettes que l’un d’eux porte autour du cou rompt le silence. Rose mène la marche devant Raoul lui-même suivi par Yves, un ami de rencontre.

Raoul, habituellement réticent à se trouver sur le dos d’un animal apprécie le confort du chameau, le calme extrême de sa marche et la facilité avec laquelle il se laisse guider. Il est vrai que les rennes sont directement reliés à un piercing placé dans ses naseaux. A chaque pas les pattes se posent sur le sol en s’affaissant comme des coussins d’huile. A l’inverse des chevaux et des éléphants, rien ne les distrait de leur marche paisible. La position haute du cavalier procure une vue qui porte loin et donne le sentiment de dominer le désert. Raoul est prêt à parcourir des kilomètres ainsi. Mais lorsqu’à une halte il descend et reste figé, les jambes tenues écartées par un tiraillement douloureux des articulations des hanches, son enthousiasme faiblit.

Il n’empêche, l’animal lui plait, aussi se rend-il avec Rose et deux amis à Nagaur, à 200 kilomètres de là, où se tient une foire aux chameaux.

Des centaines y sont à vendre au plus offrant. Raoul négocie comme un vieux maquignon. Les prix d’attaque partent à 15000 roupies (300 euros) et descendent jusqu’à 8000 roupies (environ 150 euros) pour un mâle en pleine forme. Dans la même ville, une petite moto coûte 6 fois plus cher.

Alors qu’il discute, assis comme un pacha sous une vaste tente, avec des « collègues » indiens acheteurs en gros (ils sont preneurs de 40 chameaux), Raoul assiste à une scène subite et violente : un chameau décoche un coup de patte foudroyant à un militaire qui se trouvait près de lui, le projetant au sol deux mètres plus loin. Nullement surpris, les « collègues » acheteurs expliquent à Raoul que les chameaux frappent et mordent sans prévenir. Enfin presque, car lorsqu’ils sont grognons ils vomissent une sorte de poche de viande baveuse et violacée qui pendouille de leur bouche comme s’ils allaient se retourner comme une chaussette. Le charme est rompu.

Les chameaux proposés ont beau être apprêtés, avoir les yeux faits au « eye liner », des boucles d’oreilles fines, des colliers et le poil tondu en dessins géométriques du plus bel effet, Raoul est gagné par la méfiance. Le chameau comme le cheval ou l’éléphant a un cerveau et des humeurs. Et en plus il est chameau.

En fin de journée Raoul retourne au stand des motos. Il y a là une petite Suzuki custom parfaitement stupide qui lui plait bien.

Traversée du désert de Tahr

Dimanche 2 février 2003

Jaisalmer, 2février 2003

L’étendue est plate à perte de vue, la terre jaune supporte difficilement quelques arbustes qui peinent à garder leur feuillage d’un vert finissant. Ici trois gazelles courent vers un horizon sans fin, là un chameau traverse la route les pattes avant entravées, plus loin cinq paons s’éloignent avec majesté et lenteur, une carcasse de chèvre offre des restes de chair à un chien errant, des rapaces surveillent leur proie, haut dans le ciel, au-dessus de la voiture qui file à travers le désert de Tahr. Quelques maisons en pisé, protégées par une dérisoire barrière de branchages morts, servent d’abri de survie à d’invisibles êtres humains capables de résister aux 45 degrés qui règnent en ces lieux dès le mois de mai. Des miradors de béton rappellent qu’ici, il y a cinq ans, une bombe atomique a explosé. Une bombe indienne. Le voyage se poursuit jusqu’à l’apparition irréelle d’une citadelle ocre perchée au sommet d’une hauteur, entourée de murailles, hérissée de palais, de havelis et de temples tout de sculptures et de dentelles de pierre. Richissime étape des caravanes sur la route de la soie et des épices, Jaisalmer offre ses trésors aux voyageurs du troisième millénaire. Passées les murailles, les ruelles étroites ne laissent plus la place qu’aux piétons, à quelques deux roues et aux vaches placides. Havre de paix (lorsque les gangs de chiens cessent leurs bruyants combats) la citadelle du désert vient d’engloutir Rose et Raoul Piche.

Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas du tout de Dieu

Mercredi 29 janvier 2003

Pushkar, 29 janvier 2003

Alors que Raoul rame comme un damné (s’il continue c’est ce qui va lui arriver) pour comprendre la spiritualité indienne, Rose avance à pas de géant. Elle a même trouvé son gourou. Plus elle visite de temples (elle a effectué une tournée complète de cinq temples dans un bus de pèlerins en une seule journée), plus elle observe les gestes rituels des uns et des autres, plus elle exprime son exaspération. Si bien que, plongée dans “l’Inde” de VS Naipaul, elle a trouvé son gourou indien. Il s’appelle Periyar, a vécu dans la région de Madras et a écrit les fortes paroles ci-dessous que Rose révère et cite à Raoul, à tout moment.

« - Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas du tout de Dieu. Celui qui a inventé Dieu est un sot. Celui qui propage Dieu est une canaille. Celui qui vénère Dieu est un barbare.

- Là où il n’y a plus de misère, il n’y a pas de Dieu. »

Le reste du voyage de Rose et de Raoul Piche à travers l’Inde éternelle promet d’être tendu. A moins que Raoul finisse par se faire gourouter par Rose. Visiter l’Inde auprès de son gourou ne serait-ce pas, pour lui, le début du nirvana ?

Se réincarner, oui mais en quoi ?

Mardi 28 janvier 2003

Pushkar, 28 janvier 2003

Dans sa quête pour comprendre ce pays étrange et complexe qu’est l’Inde,  Raoul se pose des questions, elles-mêmes étranges.

Partant du constat que les hindouistes qui croient à la réincarnation pensent que la caste dans laquelle ils naissent dépend des actions, bonnes ou mauvaises, accomplies dans leur vie précédente, Raoul soulève les interrogations suivantes :

- Les hindouistes se réincarnent-ils forcément dans des corps hindouistes (autant dire Indiens) ? où peuvent-ils se réincarner en des Messieurs Dupont, Hiro Jukumi Maru, Ababouboudahou à Paris, Tokio ou Abidjan ? Si oui, dans quelle caste, puisqu’elles n’existent pas dans ces pays ?

- S’ils se réincarnent en hindouistes, alors Raoul s’interroge :

La population indienne a cru de 700 millions de personnes depuis l’époque de Gandhi. Comment déterminer la caste de ces nouveaux venus qui n’ont pas eu de vie antérieure puisqu’ils sont plus nombreux que leurs ancêtres?

Raoul n’a rien trouvé de mieux que de poser ces questions à un Indien de Pushkar qui s’est révélé être … musulman ! A la seconde question il a répondu qu’il existait sur terre des milliards de milliards d’animaux et que cela suffisait pour assurer la croissance des réincarnations humaines.

- Mais quelle doit être la vie exemplaire d’une mouche tsé-tsé ou d’un cobra royal pour qu’il se réincarne en humain ? Lui a demandé Raoul, ajoutant “les animaux auraient-ils donc une âme pour les hindouistes ?”. L’Indien-musulman a déclaré forfait disant qu’il ne savait pas répondre et que de toute façon il ne croyait en rien à ces fadaises.

On le constate, la progression de Raoul dans l’appréhension de la spiritualité indienne demeure laborieuse, très laborieuse. Toute aide est la bienvenue (divin s’abstenir).

Des camions incassables

Mardi 28 janvier 2003

Pushkar, 28 janvier 2003

Raoul ayant lu que la pratique du yoga réduisait le stress, il en a conclu que tous les chauffeurs indiens étaient des yogi. Leur insensibilité au vacarme répété des klaxons dont ils usent en permanence, leur habitude de doubler face à d’énormes poids lourds venant en sens inverse avant de se rabattre à l’ultime seconde dénote, selon lui, une absence totale de stress. Au cours de deux journées passées sur les routes, Raoul a aperçu quatre camions dont les chauffeurs devaient être encore moins stressés que les autres puisque leur cabine complètement écrabouillée prouvait qu’ils ne s’étaient même pas soucié de se rabattre. Cool. Au grand jeu de l’oie de la réincarnation “avancez d’une case”.

Assise dans le bus Udaipur-Ajmer, filant à tombeau ouvert (et il ne s’agit pas là d’une figure de style…) Rose ne trouve rien de mieux que de lire à Raoul un passage du livre dont elle se délecte, “l’Inde” écrit par l’auteur indien V.S. Naipoul, (prix Nobel de littérature 2001) :

«  Les camions étaient conduits très vite et très près les uns des autres comme si le métal était quelque chose d’incassable et faisait de l’homme un Dieu, comme si on pouvait tout demander à un moteur, un volant et des freins. Entre Goa et Bangalore, ce jour là, au cours de sept graves accidents de la circulation, dix ou douze camions avaient été réduits en bouillie et des gens avaient presque certainement trouvé la mort. Des camions avaient quitté la route et fini dans des étangs ; d’autres s’étaient rentrés dedans. Les habitacles des camionneurs s’étaient pliés en accordéon, du verre avait volé en éclat. Des essieux s’étaient rompus, des roues s’étaient écartées du châssis selon des angles bizarres ; parfois même, tels des animaux vulnérables, au ventre mou, des camions s’étaient retournés sous leur chargement, montrant le délabrement et la rouille de leurs abdomens de métal et la surface lisse de leurs pneus rechapés.”

Ce jour là le bus de Rose et Raoul est bien arrivé à destination. Manque de concentration yogique du chauffeur ? Desintérêt des dieux ? Rose et Raoul préfèrent ne pas savoir.

Le raccollage un art indien

Lundi 27 janvier 2003

Udaipur, 27 janvier 2003

La fréquentation touristique étrangère en Inde a chuté de 40% depuis le 11/09/01 et le regain de tension indo-pakistanais. Du coup, à Udaipur, normalement ville très touristique, l’astuce des commerçants pour attirer le chaland est sans limite. Exemple : Rose et Raoul marchent sur la terrasse d’un palais, au bord d’un magnifique lac.

Un jeune les aborde.

- Bonjour, de quel pays êtes-vous ? (en anglais)

- De France.

- Avez-vous lu le journal ce matin ? (en français !)

- Non.

- Dans le palais, il y a une exposition temporaire du maharaja Udai Singh Prakash, qui se termine aujourd’hui.

- Ah ! bien, où exactement ?

- Je vous montre.

Et voilà Rose et Raoul partis pour cinq minutes de marche, ils arrivent devant une petite porte au-dessus de laquelle est écrit “Ecole d’art”.

Ils se dérobent.

- Merci, maintenant nous savons où c’est, nous reviendrons, nous préférons continuer à marcher au soleil.

- Mais l’expo ferme à 15 h 30 ! ( il est 15 h 15)

Tant pis nous reviendrons demain.

- C’est le dernier jour !

Vaincus Rose et Raoul entrent et découvrent effectivement de nombreuses et belles miniatures mais aussi de nombreux comptoirs avec des calculettes posées dessus. Ni expo temporaire d’un maharaja qui n’existe pas, ni école d’art, il s’agit bel et bien d’un magasin destiné à la vente aux touristes. 15-0.

Ailleurs la technique d’accroche est beaucoup plus primitive et se limite à ” entrez, entrez, juste pour un coup d’oeil” suivie d’une énumération sans fin des produits du magasin, le commerçant n’hésitant pas pour cela à suivre sur plusieurs mètres les touristes qui s’éloignent de son échoppe. Comme dans la vieille ville les boutiques bordent les rues des deux côtés, le harcèlement est permanent. Et si Rose et Raoul font mine de s’intéresser à un objet, ils sont submergés par un flot de superlatifs et d’invites qui ont pour effet immédiat de les faire fuir.

De toute façon ce sont de très mauvais clients, obsédés qu’ils sont par le poids de leur sac à dos.

Pour l’égalité des femmes on demande un delai

Dimanche 26 janvier 2003

Udaipur, 26 janvier 2003

- Je hais les brahmanes (la caste supérieure) et les prêtres de toutes les religions.

Le professeur de sociologie à la retraite qui fait visiter à Rose et Raoul Piche des maisons traditionnelles des états de l’ouest de l’Inde, n’y va pas par quatre chemins.

- Gandhi voulait supprimer les castes, c’est un brahmane qui l’a assassiné. Quand Indira Gandhi a voulu en faire autant, elle a également été assassinée par un brahmane. Ravhi Gandhi, son fils, pareil. Ces gens, comme les prêtres, ne veulent qu’une chose : préserver leurs avantages.

Le vieil homme n’en démord pas et se plait à jouer la provocation. “Elle va me détester” dit-il, en fixant Rose du regard avant d’expliquer que dans les villages du Rajasthan l’homme n’a pas le droit d’aider la femme pour porter l’eau, ni pour faire la cuisine, la vaisselle ou pour s’occuper de la maison. La femme ne doit pas manger avant l’homme, elle couche sur une natte, parterre, alors que l’homme dort sur un lit. Lorsqu’elle a terminé son travail, la femme aide l’homme dans le sien. Jamais l’inverse.

Rose se prend à penser que sur certains points la différence n’est pas si grande avec des familles occidentales.

Raoul se tait.

Quant aux mariages arrangés ils représentent 90 % des mariages indiens, précise le vieux monsieur, ce qui explique les six pleines pages d’annonces du « Sunday Times of India » acheté par Raoul, le matin même. Les parents y cherchent le meilleur parti pour leur fils ou leur fille. Rédigées en anglais, ces annonces concernent l’élite diplômée du pays. Tout laisse à penser que l’épouse ne couchera pas par terre. En revanche pour ce qui est de la lessive…

Pourvu que les dieux ne s’en mêlent pas !

Mardi 21 janvier 2003

Mont Abu, 21 janvier 2003

S’il est un domaine dans lequel Rose et Raoul Piche affichent un retard considérable sur les Indiens c’est bien celui du spirituel.

Au mont Abu où ils visitaient un des plus beau temple de marbre Jaïn d’Inde (de la dentelle de pierre) ils ont franchi un pas décisif en passant la porte de la “Brahma Kumaris World Spiritual University” (pas moins) où l’on enseigne la méditation Raja Yoga. Là, on leur a parlé de corps, d’âme, de “suprême”, de “détachement”, etc… Rose et Raoul ont également appris que le monsieur dont ils voyaient d’immenses portraits sur tous les murs avec des rayons de soleil sortant de sa tête et de ses oreilles n’était pas, “surtout pas !” un gourou mais seulement le fondateur du Raja Yoga. Qu’ils n’étaient pas dans un centre religieux mais spirituel où l’on ne vénère pas de dieu et où l’on ne se préoccupe que de l’âme. Pour autant, un ouvrage feuilleté sur place, Raoul a lu que le “Raja Yoga est le moyen d’accéder à la connaissance de dieu”. Bref, pour Rose et Raoul tout cela sentait l’arnaque religieuse destinée à manipuler des esprits en quête d’un peu de bonheur dans une vie qui n’en comprend guère.

Au sortir de la ‘”Université Kumaris” Raoul n’a pu s’empêcher d’évoquer avec Rose le contenu d’un article lu dans « l’Hindoustan » un quotidien du matin. Il y a appris que, la veille, à quelques kilomètres de là, des pèlerins venus faire leurs dévotions dans un temple situé au sommet d’une montagne avaient eu l’idée d’emprunter un téléphérique pour effectuer la descente. « Leurs prières ont été entendues, ironise Raoul,  puisque 3 minutes après le départ leur âme a quitté leur corps lorsque la cabine qui s’était détachée du câble s’est écrasée au sol». Les enfants ont été particulièrement bien servis par les divinités dans cette affaire qui a fait 7 morts et 30 blessés graves.

Rose et Raoul se demandent s’ils ne vont pas continuer à garder leurs distances avec le spirituel. D’autant que demain ils prennent un bus indien pour un trajet de 5 heures.

Pourvu que les dieux ne s’en mêlent pas !

En inde, il existe d’autres voies que la méditation

Dimanche 19 janvier 2003

Ahmedabad, 19 janvier 2003

A Ahmedabad Rose et Raoul Piche ont rencontré Gandhi.

Enfin, son esprit qui imprègne l’ashram où il a vécu et où un musée remémore ses idées et son oeuvre. On y rappelle que Gandhi formulait des vœux dont l’ensemble constitue une doctrine. Le plus connu porte sur l’usage de la non-violence pour obtenir l’indépendance de son pays. Mais il en est d’autres qui présumaient sans doute trop des vertus humaines.

Gandhi voulait un pays :

- sans caste (il a échoué)

- sans armée (il a échoué)

- tolérant à toutes les religions (il a échoué)

- sans violence (il a échoué).

Il estimait que la démocratie “ce ne sont pas 22 personnes dans une salle qui décident pour tous mais des décisions prises dans les villages”. Villages qui devaient gagner leur libération grâce à leur indépendance économique. Pour cela il prônait le développement d’industries villageoises (savon, papier, tannage, pressoir à huile, moulin, tissage…) chaque indien “devant se faire un point d’honneur d’utiliser les articles produits au village”.

C’est dans cette même ville d’Ahmedabad que les paroles de Gandhi ont trouvé, des dizaines d’années après sa mort, un écho remarquable suite à la création de la SEWA (Self Employed Women’s Association) une association de femmes pauvres qui travaillent seules à domicile ou dans les rues et s’organisent pour assurer leur indépendance économique.

Rose et Raoul se sont rendus au siège de la SEWA où on leur a communiqué nombre d’informations sur cette organisation très inspirée des préceptes de Gandhi et à laquelle on doit : la création d’une banque pour les pauvres (micro crédit), un système de protection sociale, un centre de formation, une coopérative, un syndicat, etc…

L’enjeu est d’importance lorsqu’on sait que 93% des travailleurs indiens sont des “self employed workers” et que ce “secteur informel” ainsi que le nomment les économistes, constitue une part essentielle de l’économie indienne.

Dans ce pays empreint de spiritualité, Raoul apprécie de savoir, que pour certains, la lutte pour la dignité et pour une vie meilleure suit d’autres voies que celle de la méditation et de la dévotion aux divinités. Cela le fait méditer un peu.

Creuser une montagne à la petite cuillère

Jeudi 16 janvier 2003

Aurangabad, 16 janvier 2003

Choisissez une petite montagne entièrement en basalte. De préférence à Ellora dans le Maharashtra. Munissez-vous d’un marteau et d’un burin. A l’aide de ces instruments creusez une tranchée en forme de “U” sur 80 m de long, 50 m de large et 33 m de profondeur. Au besoin faites-vous aider par quelques milliers de personnes courageuses. Evacuez les     200 000 tonnes de basalte que vous aurez ainsi excavées. Au milieu de votre “U”, il doit vous rester un énorme bloc de pierre d’un seul tenant, un monolithe de plusieurs dizaines de m de long, de 30 m de large et autant de haut. Toujours à l’aide de votre marteau et de votre burin creusez à l’intérieur de ce bloc : des salles, des couloirs, des colonnes, un pont couvert, des terrasses, des toits, bref un bâtiment doté des attributs d’un temple. Sculptez en abondance des bas-reliefs à l’extérieur comme à l’intérieur. Dans vos moments de liberté creusez une galerie couverte de 15 m de large sur la périphérie de votre “U”. Sculptez les scènes du Mahabharata sur les parois de cette galerie.

Une fois terminé, reculez de plusieurs pas pour contempler votre oeuvre : vous venez de réaliser le plus grand temple monolithique du monde. Si vous avez mis moins de 150 ans c’est que vous avez triché. Sinon baptisez votre oeuvre ” Temple du Kailasha”, dédiez-le à Shiva et demandez à l’Unesco de le classer au patrimoine mondial de l’humanité, il le mérite bien. Installez une guérite à l’entrée et faites visiter. Succès garanti.

Deux touristes cyniques

Mercredi 15 janvier 2003

Aurangabad, 15 janvier 2003

- Houla ! Il y a un unijambiste qui nous rattrape.

- Où ça ?

- Là-bas, sur le passage piétons.

- On devrait arriver de l’autre côté avant lui. Dis donc, il saute drôlement vite, c’est un unijambiste turbo.

- Et en plus il lui manque un bras !

- Oui mais pas du même côté, ça équilibre.

Comme d’habitude, face aux situations extrêmes, Raoul Piche choisit la dérision et le cynisme, sa façon à lui d’esquiver une situation trop dure.

Il ironise sur le cul de jatte qui se déplace à l’aide d’une sorte de skate board au raz du bitume et quémande entre les voitures en plein embouteillage, au risque évident de ne pas être vu et de se faire écraser : “il n’a plus grand chose à perdre !”.

Quant au double manchot qui se plante devant lui en silence (serait-il aussi muet ?) le regard tendu vers le sien avec intensité, il semble lui dire “et moi ? je ne t’inspire aucune pitié ?”. Il ne se rend pas compte que son handicap est trop fort pour Raoul. ” Comment pourrais-je lui donner une pièce, il n’a ni bras ni main”, pense fugacement Raoul avant de remarquer la boîte de conserve pendue au cou qui sert de sébille. Plus tard, lorsque Raoul parlera à Rose de ce mendiant, elle lui avouera “Je l’ai entr’aperçu, je n’ai pas pu le regarder”.

Face à la misère, chacun choisit sa fuite ou son combat. Mais n’est pas mère Teresa qui veut.

PS : Si en lisant ces lignes vous avez souri, vous ne valez pas mieux que Raoul. Rendez-vous en enfer.

En Suisse ou en Inde ?

Lundi 13 janvier 2003

Bombay, 13 janvier 2003

Sans surprise, le voyage ne serait plus le voyage.

Arrivés samedi 11 janvier 2003 à Mumbai (Bombay), Rose et Raoul Piche ont été de surprises en surprises. Après avoir tant lu et tant entendu sur l’Inde, avant de partir, ils ne s’attendaient pas à :

- L’absence de foule dans les rues.

- Des véhicules disciplinés qui tiennent leur gauche et s’arrêtent aux feux rouges.

-  La grande plage du centre de Mumbai, une sorte de Copacabana régulièrement nettoyée, aussi déserte que celle du Touquet en novembre alors qu’il fait chaud et soleil en ce dimanche matin.

-  40 guichets informatisés à la gare Victoria qui servent plus de 100 clients en un quart d’heure avec une organisation et une rigueur quasi germanique.

-  Voir leur train pour Aurangabad s’ébranler à 6 heures 10 alors que l’heure prévue de départ est… 6 heures 10. Ni à ce qu’il arrive à Aurangabad 7h30 plus tard exactement à l’heure annoncée.

-  Une invitation inopinée dès le premier jour à un spectacle de danses … modernes.

De surprises en surprises, Rose et Raoul en viennent à se dire que leur voyage en Inde n’a sans doute pas encore vraiment commencé.