C’est Mozart qu’on assassine

23 février 2003

Sur la banquette du train brinquebalant, huit passagers se font face dont Rose et Raoul.

Un bébé complètement emmitouflé a été glissé sous le siège par sa mère. Les personnes assises écartent les pieds pour ne pas “shooter” dans le petit corps. Deux femmes sont couchées dans l’allée qui sépare les deux côtés du wagon. Trois autres sont installées à même le sol dans le passage entre les portières, derrière la banquette. Elles voyagent ensemble, sans homme à leurs côtés, et paraissent emporter tout ce qu’elles possèdent : des ballots de vêtements, des bassines, rien. L’une d’elle profite de la fenêtre ouverte où se tient Raoul pour faire flotter à l’extérieur un sari afin de le sécher.

Pendant cette opération qui dure, sa fillette d’une dizaine d’années, debout dans l’allée, habillée de haillons, regarde en direction de Rose. Son regard luit d’intelligence, elle sourit légèrement avec un petit rictus en coin.

Elle est magnifique.

Lorsque Rose lui offre un bonbon, elle refuse dans un vigoureux geste de dénégation de la tête accompagné d’un sourire franc, généreux qu’illumine ses yeux qui redoublent de vivacité. Sa réaction totalement inattendue, empreinte d’une grande dignité la rend encore plus belle.

Rose et Raoul échangent trois mots par lesquels ils confirment une pensée identique. Cette fillette ressemble étonnement à celle d’amis très proches lorsqu’elle avait le même âge. Même sourire, même plissement des yeux, même regard vif et intelligent, même port fier. L’une est Indienne, l’autre Française et bien qu’aussi richement dotées par la nature l’une que l’autre, leur destin n’aura rien de commun.

La Française, aujourd’hui âgée de 26 ans, a parcouru le monde, cultivée, diplômée, elle débute une vie de femme ouverte à tous les devenir.

A 26 ans la fillette indienne devenue femme effectuera probablement un voyage dans un train, son bébé emmailloté posé sous la banquette, elle séchant son sari à la fenêtre ouverte du wagon. Rien de sa vivacité, de son intelligence, de sa fierté, de sa beauté n’aura été nourri par des parents ou des maîtres instruits. Son pays se privera d’elle comme il se prive de milliers de ses semblables.

Assis sur son siège Raoul contemple la fillette en se demandant si, plus que les mendiants, plus que les infirmes, plus que les immondices qui jonchent les rues ce ne sont pas ces superbes enfants à l’avenir sacrifié qui marquent le sous-développement d’une nation.

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