Archive pour la catégorie ‘Cambodge’

Particules nullement élémentaires et œil bouffi

Jeudi 21 février 2002

Phnom Penh, 21 février 2002.

Il arrive que l’on se réveille avec les yeux bouffis. Rose, elle, a choisi de n’avoir de bouffi qu’un seul oeil. Mais si bouffi qu’il en reste fermé. En forçant un peu, elle arrive à montrer à Raoul une fente d’œil qui fait assez pays mais dégrade sérieusement son visage d’ordinaire avenant. A dire vrai, elle est affreuse. “Conjonctivite due à la poussière” diagnostique un homme de l’art. Il faut dire que depuis plusieurs jours, Rose, Raoul et leurs amis regagnent leur hôtel après un assez long trajet en moto taxi, enrobés dans une épaisse poussière qui ne se dissipe jamais. A l’arrivée, les cheveux blancs de Raoul ont une superbe couleur ocre, et tous, une seconde peau qui résiste au premier lavage.

- Y a pas d’eau !!!

Ce cri, jailli des douches, annonce la catastrophe au soir du quatrième jour. Alors que chacun est sous la douche pour attaquer sa carapace de crasse, le robinet se contente d’émettre un psschiit sonore mais d’eau, point. Après le naufrage collectif, le petit groupe affronte l’insupportable sècheresse crapoteuse. Un dénouement heureux interviendra tard dans la soirée mais Rose en sortira irrémédiablement bouffie au petit matin.

Il est remarquable de noter qu’en dépit de cette atmosphère lourdement chargée en particules, nullement élémentaires, Raoul arpente les rues avec des mocassins plus reluisant qu’en France. Coquetterie? Non, pression des enfants des rues qui se précipitent les uns après les autres sur ses chaussures. Des vraies chaussures noires dans un monde de (va) nus-pieds incirables. Raoul refuse, une fois, deux fois, puis cède une fois, deux fois, et constate avec peine qu’un malheureux billet de mille riels (2FF) suffit à amener un profond sourire de gratitude sur le visage de l’enfant qui le reçoit comme si une telle “somme” dépassait son espérance.

Un sourire pour les enfants de la décharge de Phnom Penh

Dimanche 17 février 2002

Phnom Penh, 17 février 2002.

ça pue, c’est repoussant, c’est répugnant comme le sont toutes les décharges publiques au monde. Mais, à cela, la décharge de Phnom Penh ajoute le spectacle de la plus effroyable détresse humaine : une armée d’adultes et d’enfants, dont certains ont moins de 10 ans, fouillent dans les détritus “fraîchement” versés puis étalés en couches par un énorme bulldozer. Ils en retirent qui des cannettes d’aluminium, qui des morceaux de tissus, qui de la ferraille, qui des plastiques dont ils remplissent de grands sacs qu’ils traînent avec eux. Ils revendent le produit de leur collecte d’une journée pour environ un euro. Tous les jours, dès que le soleil se lève, ils sont là dans les immondices, où, en même temps que leur pauvre marchandise, ils attrapent toutes les maladies que l’on peut imaginer en un tel lieu. Leurs maisons ? Des cabanes de misère installées en bordure de la décharge, si près qu’elles sont presque dessus.

Révoltés par ce sommet d’inhumanité, un couple de Français a créé en 1993 une association pour venir en aide aux enfants de la décharge de Phnom Penh, ils l’ont nommée “Pour un sourire d’enfant”. Rose, Raoul et leurs amis séjournent dans l’hôtel d’application de cette association. Le contraste avec la décharge est total : des bâtiments en dur, propres, nombreux, accueillent 600 enfants, à partir de 13 ans, qui vivent avec de sérieuses règles d’hygiène et suivent une formation de rattrapage scolaire en même temps qu’ils étudient l’anglais et le français. Des cours de formation professionnelle sont également dispensés (hôtellerie, mécanique, secrétariat, …) afin qu’ils trouvent un emploi qualifié correctement payé. Dès le premier contact avec ce centre, Rose, Raoul et leurs amis ont été frappés par la qualité de son organisation, le sérieux qui préside à son fonctionnement, bref par le professionnalisme des personnes qui y travaillent. Quant aux enfants du centre, ils étudient avec application, ils jouent, ils rient, ils sourient comme tous les enfants du monde. Comme si la décharge à un kilomètre de là n’existait pas, comme s’ils l’avaient enfouie dans leur esprit comme on enfouit les immondices. Comme si…

Naufragés par 103° 22′ de longitude « est » et 13° 17′ de latitude « nord »

Mardi 12 février 2002

Siem Reap, Battambang 12 février 2002.

Dire qu’il flottait un parfum d’inquiétude en ce début de journée serait exagéré. Mais enfin. Thierry venait de dire à Raoul que des voyageurs de rencontre lui avaient décrit le trajet en bateau de Siem Reap à Battambang comme limite pour ce qui était des embarcations. Raoul se souvenait vaguement avoir lu des informations similaires dans le guide Lonely Planet. « Si l’on devait prêter l’oreille aux angoisses de chacun, pensait-il, on ne ferait jamais rien ».

La journée avait surtout commencé très tôt. Réveil à 5 heures du matin, enlèvement et chargement dans la benne d’un pick up à 5h50 (une couche de bagages, une couche de voyageurs), magnifique trajet chaotique dans la lueur du jour qui se lève, en direction du lieu d’embarquement en bordure du lac Tonlé Sap.

Avant de poursuivre ce récit, il convient de préciser que, depuis quelques jours, Rose et Raoul ne voyagent plus seuls mais sont en compagnie de deux amis ”de trente ans”, Etienne et Martine ainsi que du frère de Martine, Thierry. Tous trois sont de grands voyageurs. Autre précision, de nature géographique celle-ci : le parcours de Siem Reap à Battambang en bateau s’effectue via un lac (le Tonlé Sap) aux allures de mer (largement plus étendu que le lac Leman) puis sur un fleuve, enfin sur un cours d’eau indéfinissable au plus bas de son niveau en cette saison.

Arrivée à l’embarcadère. Thierry montre à Raoul deux longs bateaux rapides :

- Ils sont super, à condition de s’installer sur le toit, car si on est à l’intérieur, en cas de naufrage on n’a aucune chance, explique-t-il à Raoul médusé .

Raoul est déçu par ces bateaux trop modernes. Une déception de courte durée car on lui désigne une petite embarcation, longue seulement de 6 mètres, un day boat en fibre de verre avec cabine, comme étant leur bateau à destination de Battambang. Une longue file de voyageurs embarque. Leurs sacs à dos sont arrimés sur le toit de la cabine. Rose, Raoul, Etienne, Martine et Thierry s’installent confortablement sur ce même toit, histoire d’accroître leurs chances… C’est alors que le patron s’avise que la ligne de flottaison est vraiment très basse. Il fait descendre une dizaine de personnes, le trop plein, qu’il installe dans deux autres bateaux. Un petit groupe prend place à bord d’une barque en plastique de 4 mètres entièrement ouverte, munie d’un moteur de 40 cv (c’est eux qui semblent avoir le moins de chance, la suite prouvera que non). Un autre groupe s’assied dans des fauteuils en osiers avec accoudoirs placés dans une fine barque en bois dotée d’un gros moteur in-bord (l’histoire retiendra que le confort des sièges ne saurait présumer des qualités marines d’un navire). Enfin, la vedette de Rose et Raoul largue les amarres. Ses deux moteurs hors bord de 200cv chacun arrachent sans difficulté l’embarcation qui déjauge immédiatement. Sur le lac, le vent lève une petite houle dans laquelle le bateau qui navigue vent arrière à plus de 25 nœuds vient taper en faisant jaillir des gerbes d’écumes. Une fois le lac traversé, sur une courte distance, la navigation se poursuit sur le fleuve à une vitesse folle (35 nœuds) parmi les villages flottants et les pêcheurs. Le spectacle est grandiose en dépit du sans gêne du pilote de la vedette. Après une assez longue navigation menée tambour battant, le bateau s’arrête dans un village.

- On va changer d’embarcation car le niveau de la rivière est trop bas, celle-ci ne passerait pas, déclare le responsable du voyage.

Une longue barque en bois typique de la région est préparée. Raoul note avec satisfaction la présence d’une pompe de cale couplée au moteur. On charge les lourds sacs à dos et la dizaine de passagers s’assoit à même le fond sur des nattes tressées. Raoul fait observer à ses amis des infiltrations d’eau entre chaque bordée et déplore que l’on ne sache plus calfater dans ce pays. Heureusement, il y a la pompe de cale. En outre, dès le départ un homme d’équipage écope régulièrement sous le moteur. La rivière, car il ne s’agit plus d’un fleuve mais d’un étroit cours d’eau est effectivement très basse. A plusieurs reprises le bateau touche le fond de vase. Le pilote passe en force. Le spectacle de la vie sur l’eau est toujours aussi passionnant à regarder. Pourtant, dans la barque, les visages sont tendus. L’écopeur ne cesse d’écoper. Une nippo-américaine assise près de lui décide de lui prêter main forte et se met à écoper elle aussi. Pas longtemps. Très vite l’eau des fonds est projetée par les courroies au-dessus du moteur. ça gicle de partout. L’écopeur lance au pilote des regards lourds d’inquiétude. Raoul déclare qu’il faut aller vers la berge, débarquer et écoper sérieusement avant de repartir. Absolument personne ne lui prête la moindre attention. Tout à l’arrière de la barque, assis sur les sacs de Rose et de Raoul, un cambodgien presse le pilote de gagner la berge tout en désignant le milieu du bateau où l’eau atteint un niveau record. Lui, est immédiatement entendu. Le pilote vise un des rares endroits où la berge est abordable, partout ailleurs les amas de ronces empêchent tout débarquement. Le bateau qui s’enfonce rapidement dans l’eau, touche la berge. Rose bondit à terre, la première ! Raoul aide à débarquer des bagages, puis saute à terre lui aussi alors que la moitié arrière de la barque disparaît sous l’eau. Quelques sacs à dos partent à la dérive en flottant, dont ceux de Rose et de Raoul qui seront récupérés, enrichis d’un parfum de gas-oil.

Le bateau disparaît complètement sous les flots.

Tels des pingouins sur leur iceberg, les rescapés, debout en plein soleil, font connaissance. Après une heure et demie d’attente, les papotages s’essoufflent. Certains se sont installés sous l’ombre chiche des ronciers en prévision d’une longue journée.

Le Titanic cambodgien a coulé le 12 février 2002 à 10h30, par un mètre vingt de profondeur et par 103 degrés 22 minutes de longitude est et 13 degrés 17 minutes de latitude nord. Position relevée au GPS par Raoul qui ne se sépare jamais de son scruteur de satellites.

Une barque quasi identique au Titanic cambodgien arrive enfin, avec à son bord le patron de l’expédition. Elle dispose d’un plancher surélevé (on doit pouvoir y rester au sec plus longtemps). Sauvés!

Du moins, le croit-on, car une fois tout le monde embarqué, l’esquif manifeste une nette propension à la gîte. Une gîte qui inquiète sérieusement Raoul et Rose car en cas de chavirage une structure métallique, légère mais solide, placée au dessus des passagers pourrait bien les emprisonner. A chaque virage Rose et Raoul font donc du rappel se déplaçant tantôt vers le centre tantôt vers les bords du bateau ce qui suffit à rétablir l’équilibre et à les convaincre définitivement de la fragilité du dit équilibre. Le patron soulève régulièrement le plancher et écope. Gîte, contre-gîte, écopage, échouages passés en force, collision évitée de justesse avec un lourd bateau de pêche, le voyage se poursuit sans une once de monotonie. Raillé par ses compagnons de route pour son goût des appareils électroniques, Raoul note un net regain d’intérêt de leur part lorsqu’il est en mesure de leur indiquer toutes les demi-heures le nombre de kilomètres restants et l’heure estimée d’arrivée, “si tout va bien”, ce dont personne n’est persuadé, bien au contraire. L’idée d’un second naufrage semble admise par tous avec fatalité et sans appréhension. L’expérience sans doute. Hautes sur les berges, les maisons sur pilotis deviennent plus nombreuses, comme les enfants qui se baignent en saluant bruyamment les voyageurs sur leur radeau à moteur. Les rives de plus en plus peuplées distraient de la marche du bateau. La ville est proche. Deux petites embarcations en plastique qui inspirent confiance proposent à quelques passagers de monter à bord. Certains ne se font pas prier. D’autres, dont Rose, Raoul et leurs amis préfèrent ne pas tenter une quatrième expérience nautique dans la journée. D’autant qu’ainsi allégée la barque se comporte presque normalement. Rose a remplacé le patron à l’écope (patron parti sur une des petites barques…) et les derniers kilomètres font figure de croisière de plaisance.

Plus tard, dans la soirée, Raoul et Rose apprendront d’un témoin direct que “les fauteuils en osiers” sont tombés en panne de moteur sur le lac Tonlé Sap. Ils ont dérivé deux heures, ballottés par les vagues avec un mal de mer à vomir, avant qu’une embarcation les prenne en remorque jusqu’à un village où une réparation leur a permis de poursuivre. La petite barque en plastique qui n’inspirait confiance à personne est arrivée, elle, sans encombre plusieurs heures avant les autres…

A l’hôtel, Rose a rencontré une Française qui venait d’effectuer le même trajet par la route en quatre heures sans le moindre incident. Elle n’avait rien à raconter.

Les temples d’Angkor, grandeur, beauté et démesure

Dimanche 10 février 2002

Siem Reap, 8 au 12 février 2002.

Ce pourrait être l’histoire de gamins qui auraient réalisé des constructions en Lego délirantes de complexités. Elles seraient immensément grandes avec d’innombrables tours oblongues, des enceintes autour d’autres enceintes et à chaque fois un niveau supplémentaire relié au précédent par des escaliers presque verticaux, des enfilades de galeries interminables, des cours intérieures et d’immenses allées succédant à des portes monumentales pour y accéder. Une architecture en labyrinthe dans laquelle on se perdrait avec délectation.

Cela pourrait être et cela est. Sauf que ceux qui ont ainsi déliré, il y près de mille ans, n’étaient pas des enfants mais des rois et leurs pièces de Lego des blocs de pierres de plusieurs centaines de kilos. Quasiment tous sculptés, ces blocs forment des temples stupéfiants qui tirent leur harmonie de leur étendue et de leur complexité aussi bien que de leurs sculptures et de leur présence au cœur de la végétation tropicale du Cambodge.

Face à ces délires de pierres que sont les temples d’Angkor, Rose et Raoul Piche ont été frappés par la démesure qui les caractérise. Démesure du site qui s’étend sur plusieurs dizaines de kilomètres; démesure des temples eux-mêmes qui atteignent parfois des kilomètres de périphérie; démesure des bas reliefs dont certains courent sur 800 mètres de long et comptent des dizaines de milliers de personnages; démesure des enchevêtrements de salles, de couloirs, de niveaux. Démesure de l’atteinte du temps qui donne le sentiment d’arriver au lendemain d’un tremblement de terre avec des voûtes prêtes à s’écrouler et d’autres transformées en chaos de pierres. Démesure, enfin, de la nature dont les arbres multi-centenaires digèrent avec aisance les énormes blocs de pierre en lançant leurs racines à l’assaut de murs entiers telles des tentacules longues de plusieurs dizaines de mètres et grosses comme 50 boas réunis.

Demain et après demain, Rose et Raoul reviendront sur ce site, certains qu’en trois jours ils n’auront qu’effleuré la beauté du lieu tout en ayant réalisé une assez bonne performance physique. Mais auparavant, ils changeront de chauffeur car pour poursuivre leur découverte, faut-il encore qu’ils restent en vie ce que ne leur garantit nullement celui qui les conduit lequel s’obstine à tenir parfaitement sa gauche dans un pays où l’on roule à droite.

Thaïlande-Cambodge, le franchissement du mur de la misère

Jeudi 7 février 2002

Siem Reap (Cambodge), 7 février 2002.

Passer de la Thaïlande au Cambodge ne consiste pas seulement à se déplacer géographiquement d’ouest en est, cela revient à franchir brutalement le mur de la misère.

Le choc est violent.

Subitement, au poste frontière, la route asphaltée disparaît comme disparaissent les rutilantes voitures thaïs, les habits humbles, mais corrects, sur les gens et les maisons simples mais habitables. En quelques mètres apparaissent des cohortes de paysans tirant à bras d’homme des carrioles en bois bricolées par eux, tels des coolies chinois du XIXème siècle. Dedans, s’entassent des monceaux de légumes et parfois une femme et des enfants.

Ces paysans vont pieds nus ou portent de misérables tongues. Abasourdis, Rose et Raoul contemplent le spectacle, muets, tout en franchissant le poste de police puis l’immigration, puis la douane. Autour d’eux des gamins aux pieds nus, en haillons, mendient timidement. Les policiers font mine de les chasser comme hier le patron d’un restaurant thaï chassait des chiens errants.

La frontière franchie, Rose et Raoul sont embarqués dans un pick up (la taille d’une voiture normale mais avec un plateau à l’arrière) en même temps que douze autres touristes chacun muni d’un gros sac à dos. La répartition des charges s’effectue simplement : une couche de bagage, une couche de voyageurs. Avertis, Rose et Raoul avaient payé un supplément pour être à l’intérieur de la voiture à coté du chauffeur. Un choix que leur envieront très vite les douze occupants de l’arrière.

Les 150 Km qui séparent la frontière de Siem Reap (Angkor) sont parcourus en 5 heures sur une piste défoncée sur laquelle camions, voitures et motos lèvent un brouillard de poussière totalement opaque. Poussière dont bénéficient les paysans, leurs masures et les enfants qui jouent le long de cet itinéraire. Tout et tout le monde porte la couleur uniforme marron-rouge de la piste.

Tel est le premier contact de Rose et Raoul avec l’un des plus pauvres pays d’Asie du sud est.

Le Cambodge détient des records de mortalité infantile. Tuberculose, paludisme, diarrhée y font des ravages et ceux qui échappent à ces fléaux risquent de sauter sur l’une des six millions de mines qui les attendent au bord des chemins ou dans les rizières.

Pour ce qui de la langue, Rose est ravie. En cambodgien, merci se dit “oh! cong!”. Elle pratique le merci avec une aisance 100% toulousaine…