Un rocher couvert d’or, en déséquilibre sur le vide, c’est le rocher d’or. Le défi aux lois de la gravitation que ce gros caillou semble poser n’en est pas un. Son équilibre tient à un cheveu.
Pas n’importe lequel. Un cheveu de Bouddha placé à son sommet. 10 000 fois plus résistant qu’un fil d’araignée, lui-même 1000 fois plus résistant que l’acier, le cheveu de Bouddha c’est le top du top de la résistance mécanique. Si les Birmans créaient Air Bouddha doté d’une flotte d’avions en poils de Bouddha, ils auraient la compagnie aérienne la plus sûre du monde.
Les Birmans sont fanas du rocher d’or, un de leur lieu de pèlerinage préféré.
Toutefois, n’accède pas au rocher d’or qui veut. Il faut en payer le prix. Non pas en dollars (encore qu’un petit billet de 5 $ n’est pas de refus à l’entrée du site) mais en sueur et en sensations fortes.
Bien entendu, le rocher, l’or, le cheveu tout ça est perché au sommet d’un montagne quasi inaccessible. La piété n’étant plus ce qu’elle était, même chez les bouddhistes, une partie du trajet s’effectue non pas à pied mais… en bétaillère. Moderne, Nissan dernier cri, moteur puissant, elle emporte 42 pèlerins assis sur 7 étroites poutres (en teck, évidement) placées en travers de la benne arrière. Aucun bus ne pourrait gravir les pentes, parfois de 30%, ni négocier les épingles à cheveu (de Bouddha?) qui conduisent à l’étape intermédiaire avant la montée finale à pied. Pendant trois quart d’heure la bétaillère conduit les pèlerins vers les sommets de la spiritualité.
A chaque virage, sur chaque poutre, le chargement glisse, écrasant le pèlerin assis à l’extrême droite ou à l’extrême gauche du morceau de bois, selon le sens du tournant. Cela au milieu des cris et des rires. Les bouddhistes sont très rieurs. Comme le Bouddha qui a toujours un sourire en coin (un débat savant fait rage pour savoir si ce sourire est moqueur ou pas mais cela dépasse largement la compétence des Piche qui se refusent à prendre position).
Lors des reprises en côte, c’est en arrière que les pèlerins sont projetés. De ces mouvements d’ensemble, s’élève une sorte de « Ola! » birmane qui accompagne la vague humaine dans les oscillations successives intra bétaillère.
Parvenue à destination, une passerelle, genre passerelle d’avion, est avancée sur le flanc de la bétaillère afin de permettre aux passagers de débarquer. Air Bouddha dispose déjà des passerelles…
Seconde épreuve, l’ascension terminale à pied. La pente est encore plus forte que sur la portion précédente.
Comme à son habitude, Rose légère comme une plume s’envole. Raoul opte pour un pas d’une extrême lenteur. Du coup, il devient la cible des porteurs de chaises à porteurs. Cheveux blancs, pas lent, en voilà un qui n’ira pas jusqu’au bout, pensent-ils. Et de tourner autour de Raoul tels des corbeaux guettant le dernier souffle de leur proie. Mais de souffle, le Raoul n’en manque pas. A cette allure, il est capable de marcher des heures et des heures. A force de les voir tourner autour de lui et de remonter inutilement la côte, c’est Piche qui prend pitié d’eux. Le « non » birman étant imprononçable, le « no » isolé ne donnant pas de résultats, Raoul Piche se campe sur ses jambes et leur assène une série de « no, no, no, no, no » qui font enfin effet. Les corbeaux s’envolent.
Libéré de ses anges gardiens, il poursuit son chemin qui passe devant des étals de pharmacopées fortes : têtes de bouc sanguinolentes, crânes de singes, peaux de serpents, pattes velues et griffus d’origine inconnue, fioles contenant divers ingrédients solides baignant dans un liquide couleur whisky. Sûr, voilà des médecines 100% naturelles bien plus efficaces que du butylhydroxyanisole ou du chlorydrate de loperamide horriblement chimiques.
Après une heure de marche, Rose, Raoul et leurs amis se retrouvent au sommet. Au rocher d’or ! Vision superbe.
Rose veut sacrifier à la tradition et coller une feuille d’or sur le bloc de pierre. C’est oublier un peu vite qu’elle est un être impur, indigne de ce geste : « interdit aux femmes ». Une interdiction qui ne la rapproche pas vraiment du bouddhisme ce qui aurait pourtant constitué le véritable miracle du lieu et du jour.
Raoul tente de la remplacer dans l’expédition mais l’accès lui est également interdit. Dans son petit sac à dos il a rangé ses chaussures après s’être mis pieds nus comme dans tous les lieux sacrés du bouddhisme. Les chaussures aux semelles maculées de crachats rouge au jus de bétel ne doivent pas approcher du rocher même enfouies dans un sac en plastic enfoncé dans un sac à dos. Mauvaises vibrations. Délesté de son sac confié à l’« impure » (un peu plus, un peu moins…), Raoul colle l’or sur l’or du rocher. Le luxe suprême en ces temps de crise.
Le soir au restaurant, Rose et Raoul croisent un groupe de Grecs. « Des Grecs ici? Avec tous les problèmes qu’ils ont dans leur pays! ». « A moins que… » Une pensée folle traverse l’esprit de Piche, « non, ils n’oseraient pas ! L’or du Bouddha, tout de même ! ».
En sortant du restaurant, c’est à peine s’ils saluent ces étranges visiteurs, à leurs yeux plus indignes qu’indignés.