Rencontre avec les alligators

- J’ va vous ramasser à steure sur la berge (« je vais vous prendre sur la berge tout de suite »), lance Norbert Leblanc aux Piche et à leurs deux amies en bordure du lac Martin au sud de Breaux Bridge en Louisiane.

Yeux bleu acier, barbe blanche, sec comme un cyprès des marais, dent de caïman autour du cou, Norbert Leblanc était un chasseur avant de guider les touristes dans les bayous avec son parler cajun imagé, à l’accent coloré mais parfaitement compréhensible.

- N’oubliez pas vos garde soleil (chapeaux). Aujourd’hui ça va pas mouiller (il ne va pas pleuvoir) et protégez-vous des maringouins (des moustiques).

La barque dans laquelle les Piche ont pris place quitte la berge et s’enfonce lentement dans les sous-bois du bayou. Le paysage n’est pas celui d’une mangrove. Il est plus aéré. Les arbres, essentiellement des cyprès des marais, sont le plus souvent séparés de plusieurs mètres les uns des autres. Leurs branches pleurent des touffes de « mousse espagnole » qui, aux siècles passés, servaient à rembourrer les sièges et les matelas. A une faible distance de chaque arbre, des racines en forme d’excroissances arrondies, s’élancent à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la surface. On les appelle des genoux. Le lac est couvert de lentilles d’eau qui lui procure une belle couleur verte. Beaucoup de branches mortes de bonne section émergent ici et là.

La barque progresse paisiblement. Chacun à bord scrute le paysage dans l’espoir d’apercevoir un alligator.

- Là ! Sur la droite !

Une de ces bêtes à l’allure préhistorique repose immobile sur une branche morte. Il est mitraillé de photos par les passagers de l’embarcation. C’est leur premier alligator !

- Oh ! Là-bas, des tortues !

- Là, un héron gris !

- Et là, une armés de cormorans à la cime des arbres !

- Une spatule rose  !

- Une aigrette !

- Regardez, un alligator avec ses petits !

Là, là, là…

Progressivement, le bayou se révèle une spectaculaire réserve d’animaux aussi variés qu’inhabituels.

De temps à autres le moteur hors-bord cogne une branche posée sur le fond qui n’est qu’à une trentaine de centimètres ou l’hélice se fait étrangler par un amas de végétaux. Ce qui n’émeut pas Norbert, un petit coup de marche arrière et hop, c’est reparti.

Norbert répond à toutes les questions mélangeant humour et vérité :

- Que mangent les alligators ?

- De préférence des touristes. Et, lorsqu’ils n’en n’ont pas, n’importe quoi.

- Même des bébés alligators ?

- Oui

Il marque une halte sous les cyprès pour montrer aux Piche et à leurs amies les articles que la presse internationale lui a consacrée dans sa période de chasseur. Il fait également circuler des photos sur lesquelles on le voit avec sa plus grosse prise, un alligator d’environ 400 kg et de 3,5 m de long.

Il est seulement 11 heures du matin, Norbert extirpe de sous son siège une bouteille de « clair de lune », l’eau de vie qu’il distille lui-même.

- On me dit souvent que ce n’est pas l’heure pour les alcools forts. Pas avant 5h de l’après-midi, paraît-il.

Aussitôt, il sort une horloge avec les aiguilles correctement positionnées, mais chacune des douze heures du cadran porte le même chiffre, 5 !

- Comme ça, c’est toujours l’heure du « clair de lune »….

Après ce petit coup de remontant, la balade reprend et les alligators défilent à droite, à gauche, devant. Les Piche les croyaient rares, ils en verront plus d’une dizaine en deux heures de temps.

Et, ce n’est pas fini, ils en croiseront d’autres ailleurs, en voiture ou à pied. Jusqu’au jour où, sur l’île Avery, dans le remarquable Jungle Garden, Raoul manquera de marcher sur un bébé alligator. Plus, tard, une tortue échappera de peu aux roues de sa voiture, ce qui lui vaut une remarque acide de Rose.

- Avec toi, la protection animale atteint ses limites.

- Mais le tatou éventré au bord du Mississipi, à Natchez, et ceux qu’on aperçoit en bordure des routes ? Pas de commisération…

- Pourquoi tu me parles tout à coup des tatous ?

- Parce qu’en Argentine un tatou c’est un « Piche ». Je me sens solidaire.

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